Les Trois Mousquetaires : chapitre I (4)

Publié le par jeanphi

Pendant ce temps, l'hôte, qui ne doutait pas que ce ne fût la présence du jeune garçon qui chassât l'inconnu de son hôtellerie, était remonté chez sa femme et avait trouvé d'Artagnan maître enfin de ses esprits. Alors, tout en lui faisant comprendre que la police pourrait bien lui faire un mauvais parti pour avoir été chercher querelle à un grand seigneur - car, à l'avis de l'hôte, l'inconnu ne pouvait être qu'un grand seigneur -, il le détermina, malgré sa faiblesse, à se lever et à continuer son chemin. D'Artagnan, à moitié abasourdi, sans pourpoint et la tête tout emmaillotée de linges, se leva donc et, poussé par l'hôte, commença de descendre ; mais, en arrivant à la cuisine, la première chose qu'il aperçut fut son provocateur qui causait tranquillement au marchepied d'un lourd carrosse attelé de deux gros chevaux normands.
Son interlocutrice, dont la tête apparaissait encadrée par la portière, était une femme de vingt à vingt-deux ans. Nous avons déjà dit avec quelle rapidité d'investigation d'Artagnan embrassait toute une physionomie ; il vit donc du premier coup d'oeil que la femme était jeune et belle. Or cette beauté le frappa d'autant plus qu'elle était parfaitement étrangère aux pays méridionaux que jusque-là d'Artagnan avait habités. C'était une pâle et blonde personne, aux longs cheveux bouclés tombant sur ses épaules, aux grands yeux bleus languissants, aux lèvres rosées et aux mains d'albâtre. Elle causait très vivement avec l'inconnu.
“Ainsi, Son Eminence m'ordonne... , disait la dame.
– De retourner à l'instant même en Angleterre, et de la prévenir directement si le duc quittait Londres.
– Et quant à mes autres instructions ? demanda la belle voyageuse.
– Elles sont renfermées dans cette boîte, que vous n'ouvrirez que de l'autre côté de la Manche.
– Très bien ; et vous, que faites-vous ?
– Moi, je retourne à Paris.
– Sans châtier cet insolent petit garçon ?” demanda la dame.
L'inconnu allait répondre : mais, au moment où il ouvrait la bouche, d'Artagnan, qui avait tout entendu, s'élança sur le seuil de la porte.
“C'est cet insolent petit garçon qui châtie les autres, s'écria-t-il, et j'espère bien que cette fois-ci celui qu'il doit châtier ne lui échappera pas comme la première.
– Ne lui échappera pas ? reprit l'inconnu en fronçant le sourcil.
– Non, devant une femme, vous n'oseriez pas fuir, je présume.
– Songez, s'écria Milady en voyant le gentilhomme porter la main à son épée, songez que le moindre retard peut tout perdre.
– Vous avez raison, s'écria le gentilhomme ; partez donc de votre côté, moi, je pars du mien.”
Et, saluant la dame d'un signe de tête, il s'élança sur son cheval, tandis que le cocher du carrosse fouettait vigoureusement son attelage. Les deux interlocuteurs partirent donc au galop, s'éloignant chacun par un côté opposé de la rue.
“Eh ! votre dépense”, vociféra l'hôte, dont l'affection pour son voyageur se changeait en un profond dédain en voyant qu'il s'éloignait sans solder ses comptes.
“Paie, maroufle”, s'écria le voyageur toujours galopant à son laquais, lequel jeta aux pieds de l'hôte deux ou trois pièces d'argent et se mit à galoper après son maître.
“Ah ! lâche, ah ! misérable, ah ! faux gentilhomme !” cria d'Artagnan s'élançant à son tour après le laquais.
Mais le blessé était trop faible encore pour supporter une pareille secousse. A peine eut-il fait dix pas, que ses oreilles tintèrent, qu'un éblouissement le prit, qu'un nuage de sang passa sur ses yeux et qu'il tomba au milieu de la rue, en criant encore :
“ Lâche ! lâche ! lâche !
– Il est en effet bien lâche”, murmura l'hôte en s'approchant de d'Artagnan, et essayant par cette flatterie de se raccommoder avec le pauvre garçon, comme le héron de la fable avec son limaçon du soir.
“Oui, bien lâche, murmura d'Artagnan ; mais elle, bien belle !
– Qui, elle ? demanda l'hôte.
– Milady”, balbutia d'Artagnan.
Et il s'évanouit une seconde fois.
“C'est égal, dit l'hôte, j'en perds deux, mais il me reste celui-là, que je suis sûr de conserver au moins quelques jours. C'est toujours onze écus de gagnés.”
On sait que onze écus faisaient juste la somme qui restait dans la bourse de d'Artagnan.
L'hôte avait compté sur onze jours de maladie à un écu par jour ; mais il avait compté sans son voyageur. Le lendemain, dès cinq heures du matin, d'Artagnan se leva, descendit lui-même à la cuisine, demanda, outre quelques autres ingrédients dont la liste n'est pas parvenue jusqu'à nous, du vin, de l'huile, du romarin, et, la recette de sa mère à la main, se composa un baume dont il oignit ses nombreuses blessures, renouvelant ses compresses lui-même et ne voulant admettre l'adjonction d'aucun médecin. Grâce sans doute à l'efficacité du baume de Bohême, et peut-être aussi grâce à l'absence de tout docteur, d'Artagnan se trouva sur pied dès le soir même, et à peu près guéri le lendemain.
Mais, au moment de payer ce romarin, cette huile et ce vin, seule dépense du maître qui avait gardé une diète absolue, tandis qu'au contraire le cheval jaune, au dire de l'hôtelier du moins, avait mangé trois fois plus qu'on n'eût raisonnablement pu le supposer pour sa taille, d'Artagnan ne trouva dans sa poche que sa petite bourse de velours râpé ainsi que les onze écus qu'elle contenait ; mais quant à la lettre adressée à M. de Tréville, elle avait disparu.

(à suivre...)
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