Les Trois Mousquetaires : chapitre XXVII (4)

Publié le par jeanphi

Tout braves qu'ils paraissaient être, les deux gentilshommes anglais se regardèrent en hésitant ; on eût dit qu'il y avait dans cette cave un de ces ogres faméliques, gigantesques héros des légendes populaires, et dont nul ne force impunément la caverne.
Il y eut un moment de silence ; mais enfin les deux Anglais eurent honte de reculer, et le plus hargneux des deux descendit les cinq ou six marches dont se composait l'escalier et donna dans la porte un coup de pied à fendre une muraille.
“Planchet, dit d'Artagnan en armant ses pistolets, je me charge de celui qui est en haut, charge-toi de celui qui est en bas. Ah ! Messieurs ! vous voulez de la bataille ! eh bien ! on va vous en donner !
– Mon Dieu, s'écria la voix creuse d'Athos, j'entends d'Artagnan, ce me semble.
– En effet, dit d'Artagnan en haussant la voix à son tour, c'est moi- même, mon ami.
– Ah ! bon ! alors, dit Athos, nous allons les travailler, ces enfonceurs de portes.”
Les gentilshommes avaient mis l'épée à la main, mais ils se trouvaient pris entre deux feux ; ils hésitèrent un instant encore ; mais, comme la première fois, l'orgueil l'emporta, et un second coup de pied fit craquer la porte dans toute sa hauteur.
“Range-toi, d'Artagnan, range-toi, cria Athos, range-toi, je vais tirer.
– Messieurs, dit d'Artagnan, que la réflexion n'abandonnait jamais, Messieurs, songez-y ! De la patience, Athos. Vous vous engagez là dans une mauvaise affaire, et vous allez être criblés. Voici mon valet et moi qui vous lâcherons trois coups de feu, autant vous arriveront de la cave ; puis nous aurons encore nos épées, dont, je vous assure, mon ami et moi nous jouons passablement. Laissez-moi faire vos affaires et les miennes. Tout à l'heure vous aurez à boire, je vous en donne ma parole.
– S'il en reste” , grogna la voix railleuse d'Athos.
L'hôtelier sentit une sueur froide couler le long de son échine.
“Comment, s'il en reste ! murmura-t-il.
– Que diable ! il en restera, reprit d'Artagnan ; soyez donc tranquille, à eux deux ils n'auront pas bu toute la cave. Messieurs, remettez vos épées au fourreau.
– Eh bien, vous, remettez vos pistolets à votre ceinture.
– Volontiers.”
Et d'Artagnan donna l'exemple. Puis, se retournant vers Planchet, il lui fit signe de désarmer son mousqueton.
Les Anglais, convaincus, remirent en grommelant leurs épées au fourreau. On leur raconta l'histoire de l'emprisonnement d'Athos. Et comme ils étaient bons gentilshommes, ils donnèrent tort à l'hôtelier.
“Maintenant, Messieurs, dit d'Artagnan, remontez chez vous, et, dans dix minutes, je vous réponds qu'on vous y portera tout ce que vous pourrez désirer.”
Les Anglais saluèrent et sortirent.
“Maintenant que je suis seul, mon cher Athos, dit d'Artagnan, ouvrez-moi la porte, je vous en prie.
– A l'instant même”, dit Athos.
Alors on entendit un grand bruit de fagots entrechoqués et de poutres gémissantes : c'étaient les contrescarpes et les bastions d'Athos, que l'assiégé démolissait lui-même.
Un instant après, la porte s'ébranla, et l'on vit paraître la tête pâle d'Athos qui, d'un coup d'oeil rapide, explorait les environs.
D'Artagnan se jeta à son cou et l'embrassa tendrement ; puis il voulut l'entraîner hors de ce séjour humide, alors il s'aperçut qu'Athos chancelait.
“Vous êtes blessé ? lui dit-il.
– Moi ! pas le moins du monde ; je suis ivre mort, voilà tout, et jamais homme n'a mieux fait ce qu'il fallait pour cela. Vive Dieu ! mon hôte, il faut que j'en aie bu au moins pour ma part cent cinquante bouteilles.
– Miséricorde ! s'écria l'hôte, si le valet en a bu la moitié du maître seulement, je suis ruiné.
– Grimaud est un laquais de bonne maison, qui ne se serait pas permis le même ordinaire que moi ; il a bu à la pièce seulement ; tenez, je crois qu'il a oublié de remettre le fosset. Entendez-vous ? cela coule.”
D'Artagnan partit d'un éclat de rire qui changea le frisson de l'hôte en fièvre chaude.
En même temps, Grimaud parut à son tour derrière son maître, le mousqueton sur l'épaule, la tête tremblante, comme ces satyres ivres des tableaux de Rubens. Il était arrosé par-devant et par-derrière d'une liqueur grasse que l'hôte reconnut pour être sa meilleure huile d'olive.
Le cortège traversa la grande salle et alla s'installer dans la meilleure chambre de l'auberge, que d'Artagnan occupa d'autorité.
Pendant ce temps, l'hôte et sa femme se précipitèrent avec des lampes dans la cave, qui leur avait été si longtemps interdite et où un affreux spectacle les attendait.
Au-delà des fortifications auxquelles Athos avait fait brèche pour sortir et qui se composaient de fagots, de planches et de futailles vides entassées selon toutes les règles de l'art stratégique, on voyait çà et là, nageant dans les mares d'huile et de vin, les ossements de tous les jambons mangés, tandis qu'un amas de bouteilles cassées jonchait tout l'angle gauche de la cave et qu'un tonneau, dont le robinet était resté ouvert, perdait par cette ouverture les dernières gouttes de son sang. L'image de la dévastation et de la mort, comme dit le poète de l'Antiquité, régnait là comme sur un champ de bataille.
Sur cinquante saucissons, pendus aux solives, dix restaient à peine.
Alors les hurlements de l'hôte et de l'hôtesse percèrent la voûte de la cave, d'Artagnan lui-même en fut ému. Athos ne tourna pas même la tête.
Mais à la douleur succéda la rage. L'hôte s'arma d'une broche et, dans son désespoir, s'élança dans la chambre où les deux amis s'étaient retirés.
“Du vin ! dit Athos en apercevant l'hôte.
– Du vin ! s'écria l'hôte stupéfait, du vin ! mais vous m'en avez bu pour plus de cent pistoles ; mais je suis un homme ruiné, perdu, anéanti !
– Bah ! dit Athos, nous sommes constamment restés sur notre soif.
– Si vous vous étiez contentés de boire, encore ; mais vous avez cassé toutes les bouteilles.
– Vous m'avez poussé sur un tas qui a dégringolé. C'est votre faute.
– Toute mon huile est perdue !
– L'huile est un baume souverain pour les blessures, et il fallait bien que ce pauvre Grimaud pansât celles que vous lui avez faites.
– Tous mes saucissons rongés !
– Il y a énormément de rats dans cette cave.
– Vous allez me payer tout cela, cria l'hôte exaspéré.
– Triple drôle !” dit Athos en se soulevant. Mais il retomba aussitôt ; il venait de donner la mesure de ses forces. D'Artagnan vint à son secours en levant sa cravache.
L'hôte recula d'un pas et se mit à fondre en larmes.
“Cela vous apprendra ! dit d'Artagnan, à traiter d'une façon plus courtoise les hôtes que Dieu vous envoie.
– Dieu... , dites le diable !
– Mon cher ami, dit d'Artagnan, si vous nous rompez encore les oreilles, nous allons nous renfermer tous les quatre dans votre cave, et nous verrons si véritablement le dégât est aussi grand que vous le dites.
– Eh bien, oui, Messieurs, dit l'hôte, j'ai tort, je l'avoue ; mais à tout péché miséricorde ; vous êtes des seigneurs et je suis un pauvre aubergiste, vous aurez pitié de moi.
– Ah ! si tu parles comme cela, dit Athos, tu vas me fendre le coeur, et les larmes vont couler de mes yeux comme le vin coulait de tes futailles. On n'est pas si diable qu'on en a l'air. Voyons, viens ici et causons.”
L'hôte s'approcha avec inquiétude.

(à suivre...)
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