Les Trois Mousquetaires : chapitre LI (2)

Publié le par jeanphi




Quelquefois, quand le cardinal, toujours chevauchant comme le dernier gendarme de l'armée, promenait son regard pensif sur ces ouvrages, si lents au gré de son désir, qu'élevaient sous son ordre les ingénieurs qu'il faisait venir de tous les coins du royaume de France, s'il rencontrait un mousquetaire de la compagnie de Tréville, il s'approchait de lui, le regardait d'une façon singulière, et ne le reconnaissant pas pour un de nos quatre compagnons, il laissait aller ailleurs son regard profond et sa vaste pensée.
Un jour où, rongé d'un mortel ennui, sans espérance dans les négociations avec la ville, sans nouvelles d'Angleterre, le cardinal était sorti sans autre but que de sortir, accompagné seulement de Cahusac et de La Houdinière, longeant les grèves et mêlant l'immensité de ses rêves à l'immensité de l'océan, il arriva au petit pas de son cheval sur une colline du haut de laquelle il aperçut derrière une haie, couchés sur le sable et prenant au passage un de ces rayons de soleil si rares à cette époque de l'année, sept hommes entourés de bouteilles vides. Quatre de ces hommes étaient nos mousquetaires s'apprêtant à écouter la lecture d'une lettre que l'un d'eux venait de recevoir. Cette lettre était si importante, qu'elle avait fait abandonner sur un tambour des cartes et des dés.
Les trois autres s'occupaient à décoiffer une énorme dame-jeanne de vin de Collioure ; c'étaient les laquais de ces Messieurs.
Le cardinal, comme nous l'avons dit, était de sombre humeur, et rien, quand il était dans cette situation d'esprit, ne redoublait sa maussaderie comme la gaieté des autres. D'ailleurs, il avait une préoccupation étrange, c'était de croire toujours que les causes mêmes de sa tristesse excitaient la gaieté des étrangers. Faisant signe à La Houdinière et à Cahusac de s'arrêter, il descendit de cheval et s'approcha de ces rieurs suspects, espérant qu'à l'aide du sable qui assourdissait ses pas, et de la haie qui voilait sa marche, il pourrait entendre quelques mots de cette conversation qui lui paraissait si intéressante ; à dix pas de la haie seulement il reconnut le babil gascon de d'Artagnan, et comme il savait déjà que ces hommes étaient des mousquetaires, il ne douta pas que les trois autres ne fussent ceux qu'on appelait les inséparables, c'est-à- dire Athos, Porthos et Aramis.
On juge si son désir d'entendre la conversation s'augmenta de cette découverte ; ses yeux prirent une expression étrange, et d'un pas de chat-tigre il s'avança vers la haie ; mais il n'avait pu saisir encore que des syllabes vagues et sans aucun sens positif, lorsqu'un cri sonore et bref le fit tressaillir et attira l'attention des mousquetaires.
“Officier ! cria Grimaud.
– Vous parlez, je crois, drôle”, dit Athos se soulevant sur un coude et fascinant Grimaud de son regard flamboyant.
Aussi Grimaud n'ajouta-t-il point une parole, se contentant de tendre le doigt indicateur dans la direction de la haie et dénonçant par ce geste le cardinal et son escorte.
D'un seul bond les quatre mousquetaires furent sur pied et saluèrent avec respect.
Le cardinal semblait furieux.
“Il paraît qu'on se fait garder chez Messieurs les mousquetaires ! dit- il. Est-ce que l'Anglais vient par terre, ou serait-ce que les mousquetaires se regardent comme des officiers supérieurs ?
– Monseigneur, répondit Athos, car au milieu de l'effroi général lui seul avait conservé ce calme et ce sang-froid de grand seigneur qui ne le quittaient jamais, Monseigneur, les mousquetaires, lorsqu'ils ne sont pas de service, ou que leur service est fini, boivent et jouent aux dés, et ils sont des officiers très supérieurs pour leurs laquais.
– Des laquais ! grommela le cardinal, des laquais qui ont la consigne d'avertir leurs maîtres quand passe quelqu'un, ce ne sont point des laquais, ce sont des sentinelles.
– Son Eminence voit bien cependant que si nous n'avions point pris cette précaution, nous étions exposés à la laisser passer sans lui présenter nos respects et lui offrir nos remerciements pour la grâce qu'elle nous a faite de nous réunir. D'Artagnan, continua Athos, vous qui tout à l'heure demandiez cette occasion d'exprimer votre reconnaissance à Monseigneur, la voici venue, profitez-en.”
Ces mots furent prononcés avec ce flegme imperturbable qui distinguait Athos dans les heures du danger, et cette excessive politesse qui faisait de lui dans certains moments un roi plus majestueux que les rois de naissance.
D'Artagnan s'approcha et balbutia quelques paroles de remerciements, qui bientôt expirèrent sous le regard assombri du cardinal.
“N'importe, Messieurs, continua le cardinal sans paraître le moins du monde détourné de son intention première par l'incident qu'Athos avait soulevé ; n'importe, Messieurs, je n'aime pas que de simples soldats, parce qu'ils ont l'avantage de servir dans un corps privilégié, fassent ainsi les grands seigneurs, et la discipline est la même pour eux que pour tout le monde.”
Athos laissa le cardinal achever parfaitement sa phrase, et, s'inclinant en signe d'assentiment, il reprit à son tour :
“La discipline, Monseigneur, n'a en aucune façon, je l'espère, été oubliée par nous. Nous ne sommes pas de service, et nous avons cru que, n'étant pas de service, nous pouvions disposer de notre temps comme bon nous semblait. Si nous sommes assez heureux pour que Son Eminence ait quelque ordre particulier à nous donner, nous sommes prêts à lui obéir. Monseigneur voit, continua Athos en fronçant le sourcil, car cette espèce d'interrogatoire commençait à l'impatienter, que, pour être prêts à la moindre alerte, nous sommes sortis avec nos armes.”
Et il montra du doigt au cardinal les quatre mousquets en faisceau près du tambour sur lequel étaient les cartes et les dés.
“Que Votre Eminence veuille croire, ajouta d'Artagnan, que nous nous serions portés au-devant d'elle si nous eussions pu supposer que c'était elle qui venait vers nous en si petite compagnie.“
Le cardinal se mordait les moustaches et un peu les lèvres.
“Savez-vous de quoi vous avez l'air, toujours ensemble, comme vous voilà, armés comme vous êtes, et gardés par vos laquais ? dit le cardinal, vous avez l'air de quatre conspirateurs.
– Oh ! quant à ceci, Monseigneur, c'est vrai, dit Athos, et nous conspirons, comme Votre Eminence a pu le voir l'autre matin, seulement c'est contre les Rochelois.
– Eh ! Messieurs les politiques, reprit le cardinal en fronçant le sourcil à son tour, on trouverait peut-être dans vos cervelles le secret de bien des choses qui sont ignorées, si on pouvait y lire comme vous lisiez dans cette lettre que vous avez cachée quand vous m'avez vu venir.”
Le rouge monta à la figure d'Athos, il fit un pas vers Son Eminence.
“On dirait que vous nous soupçonnez réellement, Monseigneur, et que nous subissons un véritable interrogatoire ; s'il en est ainsi, que Votre Eminence daigne s'expliquer, et nous saurons du moins à quoi nous en tenir.
– Et quand cela serait un interrogatoire, reprit le cardinal, d'autres que vous en ont subi, Monsieur Athos, et y ont répondu.
– Aussi, Monseigneur, ai-je dit à Votre Eminence qu'elle n'avait qu'à questionner, et que nous étions prêts à répondre.
– Quelle était cette lettre que vous alliez lire, Monsieur Aramis, et que vous avez cachée ?
– Une lettre de femme, Monseigneur.
– Oh ! je conçois, dit le cardinal, il faut être discret pour ces sortes de lettres ; mais cependant on peut les montrer à un confesseur, et, vous le savez, j'ai reçu les ordres.
– Monseigneur, dit Athos avec un calme d'autant plus terrible qu'il jouait sa tête en faisant cette réponse, la lettre est d'une femme, mais elle n'est signée ni Marion de Lorme, ni Mme d'Aiguillon.”

(à suivre...)
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