Autour de la Lune (XII-2)

Publié le par jeanphi


—Non, répondit Barbicane, s’il en était ainsi, dans certaines conditions de la Lune, ces arêtes projetteraient des ombres. Or, elles n’en projettent pas.»
En effet, ces rayons n’apparaissent qu’à l’époque où l’astre du jour se place en opposition avec la Lune, et ils disparaissent dès que ses rayons deviennent obliques.
«Mais qu’a-t-on imaginé pour expliquer ces traînées de lumières, demanda Michel, car je ne puis croire que des savants restent jamais à court d’explications !
—Oui, répondit Barbicane, Herschel a formulé une opinion, mais il n’osait l’affirmer.
—N’importe. Quelle est cette opinion ?
—Il pensait que ces rayons devaient être des courants de laves refroidis qui resplendissaient lorsque le soleil les frappait normalement. Cela peut être, mais rien n’est moins certain. Du reste, si nous passons plus près de Tycho, nous serons mieux placés pour reconnaître la cause de ce rayonnement.
—Savez-vous, mes amis, à quoi ressemble cette plaine vue de la hauteur où nous sommes ? dit Michel.
—Non, répondit Nicholl.
—Eh bien, avec tous ces morceaux de laves allongés comme des fuseaux, elle ressemble à un immense jeu de jonchets jetés pêle-mêle. Il ne manque qu’un crochet pour les retirer un à un.
—Sois donc sérieux ! dit Barbicane.
—Soyons sérieux, répliqua tranquillement Michel, et au lieu de jonchets, mettons des ossements. Cette plaine ne serait alors qu’un immense ossuaire sur lequel reposeraient les dépouilles mortelles de mille générations éteintes. Aimes-tu mieux cette comparaison à grand effet ?
—L’une vaut l’autre, répliqua Barbicane.
—Diable ! tu es difficile ! répondit Michel.
—Mon digne ami, reprit le positif Barbicane, peu importe de savoir à quoi cela ressemble, du moment que l’on ne sait pas ce que cela est.
—Bien répondu, s’écria Michel. Cela m’apprendra à raisonner avec des savants !»
Cependant, le projectile s’avançait avec une vitesse presque uniforme en prolongeant le disque lunaire. Les voyageurs, on l’imagine aisément, ne songeaient pas à prendre un instant de repos. Chaque minute déplaçait le paysage qui fuyait sous leurs yeux. Vers une heure et demie du matin, ils entrevirent les sommets d’une autre montagne. Barbicane, consultant sa carte, reconnut Eratosthène.
C’était une montagne annulaire haute de quatre mille cinq cents mètres, l’un de ces cirques si nombreux sur le satellite. Et, à ce propos, Barbicane rapporta à ses amis la singulière opinion de Képler sur la formation de ces cirques. Suivant le célèbre mathématicien, ces cavités cratériformes avaient dû être creusées par la main des hommes.
«Dans quelle intention ? demanda Nicholl.
—Dans une intention bien naturelle ! répondit Barbicane. Les Sélénites auraient entrepris ces immenses travaux et creusé ces énormes trous pour s’y réfugier et se garantir des rayons solaires qui les frappent pendant quinze jours consécutifs.
—Pas bêtes, les Sélénites ! dit Michel.
—Singulière idée ! répondit Nicholl. Mais il est probable que Képler ne connaissait pas les véritables dimensions de ces cirques, car les creuser eût été un travail de géants, impraticable pour des Sélénites !
—Pourquoi, si la pesanteur à la surface de la Lune est six fois moindre que sur la Terre ? dit Michel.
—Mais si les Sélénites sont six fois plus petits ? répliqua Nicholl.
—Et s’il n’y a pas de Sélénites !» ajouta Barbicane. Ce qui termina la discussion.
Bientôt Eratosthène disparut sous l’horizon sans que le projectile s’en fût suffisamment approché pour permettre une observation rigoureuse. Cette montagne séparait les Apennins des Karpathes.
Dans l’orographie lunaire, on a distingué quelques chaînes de montagnes qui sont principalement distribuées sur l’hémisphère septentrional. Quelques-unes, cependant, occupent certaines portions de l’hémisphère sud.
Voici le tableau de ces diverses chaînes, indiquées du sud au nord, avec leurs latitudes et leurs hauteurs rapportées aux plus hautes cimes :
 
Monts Doerfel....84° —— latitude S.  7603 mètres.
Leibnitz.........65° ——      ——     7600  —-
Rook.......... 20° à 30°      ——     1600  —-
Altaï......... 17° à 28°      ——     4047  —-
Cordillères... 10° à 20°      ——     3898  —-
Pyrénées......  8° à 18°      ——     3631  —-
Oural.........  5° à 13°      ——     838  —-
Alembert......  4° à 10°      ——     5847  —-
Hoemus........  8° à 21° latitude N. 2021  —-
Karpathes..... 15° à 19°      ——     1939  —-
Apennins...... 14° à 27°      ——     5501  —-
Taurus........ 21° à 28°      ——     2746  —-
Riphées....... 25° à 33°      ——     4171  —-
Hercyniens.... 17° à 33°      ——     1170  —-
Caucase....... 32° à 41°      ——     5567  —-
Alpes......... 42° à 49°      ——     3617  —-

De ces diverses chaînes, la plus importante est celle des Apennins, dont le développement est de cent cinquante lieues, développement inférieur, cependant, à celui des grands mouvements orographiques de la Terre. Les Apennins longent le bord oriental de la mer des Pluies, et se continuent au nord par les Karpathes dont le profil mesure environ cent lieues.
Les voyageurs ne purent qu’entrevoir le sommet de ces Apennins qui se dessinent depuis 10° de longitude ouest à 16° de longitude est; mais la chaîne des Karpathes s’étendit sous leurs regards du dix-huitième au trentième degré de longitude orientale, et ils purent en relever la distribution.
Une hypothèse leur parut très justifiée. A voir cette chaîne des Karpathes affectant çà et là des formes circulaires et dominée par des pitons, ils en conclurent qu’elle formait autrefois des cirques importants. Ces anneaux montagneux avaient dû être en partie rompus par le vaste épanchement auquel est due la mer des Pluies. Ces Karpathes étaient alors, par leur aspect, ce que seraient les cirques de Purbach, d’Arzachel et de Ptolémée, si un cataclysme jetait bas leurs remparts de gauche et les transformait en chaîne continue. Ils présentent une hauteur moyenne de trois mille deux cents mètres, hauteur comparable à celle de certains points des Pyrénées, tels que le port de Pinède. Leurs pentes méridionales s’abaissent brusquement vers l’immense mer des Pluies.
Vers deux heures du matin, Barbicane se trouvait à la hauteur du vingtième parallèle lunaire, non loin de cette petite montagne élevée de quinze cent cinquante-neuf mètres, qui porte le nom de Pythias. La distance du projectile à la Lune n’était plus que de douze cents kilomètres, ramenée à trois lieues au moyen des lunettes.
Le Mare Imbrium s’étendait sous les yeux des voyageurs, comme une immense dépression dont les détails étaient encore peu saisissables. Près d’eux, sur la gauche, se dressait le mont Lambert, dont l’altitude est estimée à dix-huit cent treize mètres, et plus loin, sur la limite de l’océan des Tempêtes, par 23° de latitude nord et 29° de longitude est, resplendissait la montagne rayonnante d’Euler. Ce mont, élevé de dix-huit cent quinze mètres seulement au-dessus de la surface lunaire, avait été l’objet d’un travail intéressant de l’astronome Schroeter. Ce savant, cherchant à reconnaître l’origine des montagnes de la Lune, s’était demandé si le volume du cratère se montrait toujours sensiblement égal au volume des remparts qui le formaient. Or, ce rapport existait généralement, et Schroeter en concluait qu’une seule éruption de matières volcaniques avait suffi à former ces remparts, car des éruptions successives eussent altéré ce rapport. Seul, le mont Euler démentait cette loi générale, et il avait nécessité pour sa formation plusieurs éruptions successives, puisque le volume de sa cavité était le double de celui de son enceinte.
Toutes ces hypothèses étaient permises à des observateurs terrestres que leurs instruments servaient d’une manière incomplète. Mais Barbicane ne voulait plus s’en contenter, et voyant que son projectile se rapprochait régulièrement du disque lunaire, il ne désespérait pas, ne pouvant l’atteindre, de surprendre au moins les secrets de sa formation.

(à suivre...)
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