Autour de la Lune (XIII-2)

Publié le par jeanphi


A quelle origine rapporter ces rainures ? Question difficile à résoudre. Elles sont certainement postérieures à la formation des cratères et des cirques, car plusieurs s’y sont introduites en brisant leurs remparts circulaires. Il se peut donc que, contemporaines des dernières époques géologiques, elles ne soient dues qu’à l’expansion des forces naturelles.
Cependant, le projectile avait atteint la hauteur du quarantième degré de latitude lunaire, à une distance qui ne devait pas excéder huit cents kilomètres. Les objets apparaissaient dans le champ des lunettes, comme s’ils eussent été placés à deux lieues seulement. A ce point, sous leurs pieds, se dressait l’Hélicon, haut de cinq cent cinq mètres, et sur la gauche s’arrondissaient ces hauteurs médiocres qui enferment une petite portion de la mer des Pluies sous le nom de golfe des Iris.
L’atmosphère terrestre devrait être cent soixante-dix fois plus transparente qu’elle ne l’est, pour permettre aux astronomes de faire des observations complètes à la surface de la Lune. Mais dans ce vide où flottait le projectile, aucun fluide ne s’interposait entre l’oeil de l’observateur et l’objet observé. De plus, Barbicane se trouvait ramené à une distance que n’avaient jamais donnée les plus puissants télescopes, ni celui de John Ross, ni celui des montagnes Rocheuses. Il était donc dans des conditions extrêmement favorables pour résoudre cette grande question de l’habitabilité de la Lune. Cependant, cette solution lui échappait encore. Il ne distinguait que le lit désert des immenses plaines et, vers le nord, d’arides montagnes. Pas un ouvrage ne trahissait la main de l’homme. Pas une ruine n’attestait son passage. Pas une agglomération d’animaux n’indiquait que la vie s’y développât même à un degré inférieur. Nulle part le mouvement, nulle part une apparence de végétation. Des trois règnes qui se partagent le sphéroïde terrestre, un seul était représenté sur le globe lunaire : le règne minéral.
«Ah çà ! dit Michel Ardan d’un air un peu décontenancé, il n’y a donc personne ?
—Non, répondit Nicholl, jusqu’ici. Pas un homme, pas un animal, pas un arbre. Après tout, si l’atmosphère s’est réfugiée au fond des cavités, à l’intérieur des cirques, ou même sur la face opposée de la Lune, nous ne pouvons rien préjuger.
—D’ailleurs, ajouta Barbicane, même pour la vue la plus perçante, un homme n’est pas visible à une distance supérieure à sept kilomètres. Donc s’il y a des Sélénites, ils peuvent voir notre projectile, mais nous ne pouvons les voir.»
Vers quatre heures du matin, à la hauteur du cinquantième parallèle, la distance était réduite à six cents kilomètres. Sur la gauche se développait une ligne de montagnes capricieusement contournées, dessinées en pleine lumière. Vers la droite, au contraire, se creusait un trou noir comme un vaste puits, insondable et sombre, foré dans le sol lunaire.
Ce trou, c’était le lac Noir, c’était Platon, cirque profond que l’on peut convenablement étudier de la Terre, entre le dernier quartier et la Nouvelle-Lune, lorsque les ombres se projettent de l’ouest vers l’est.
Cette coloration noire se rencontre rarement à la surface du satellite. On ne l’a encore reconnue que dans les profondeurs du cirque d’Endymion, à l’est de la mer du Froid, dans l’hémisphère nord, et au fond du cirque de Grimaldi, sur l’Équateur, vers le bord oriental de l’astre.
Platon est une montagne annulaire, située par 51° de latitude nord et 9° de longitude est. Son cirque est long de quatre-vingt-douze kilomètres et large de soixante et un. Barbicane regretta de ne point passer perpendiculairement au-dessus de sa vaste ouverture. Il y avait là un abîme à sonder, peut-être quelque mystérieux phénomène à surprendre. Mais la marche du projectile ne pouvait être modifiée. Il fallait rigoureusement la subir. On ne dirige point les ballons, encore moins les boulets, quand on est enfermé entre leurs parois.
Vers cinq heures du matin, la limite septentrionale de la mer des Pluies était enfin dépassée. Les monts La Condamine et Fontenelle restaient, l’un sur la gauche, l’autre sur la droite. Cette partie du disque, à partir du soixantième degré, devenait absolument montagneuse. Les lunettes la rapprochaient à une lieue, distance inférieure à celle qui sépare le sommet du mont Blanc du niveau de la mer. Toute cette région était hérissée de pics et de cirques. Vers le soixante-dixième degré dominait Philolaüs, à une hauteur de trois mille sept cents mètres, ouvrant un cratère elliptique long de seize lieues, large de quatre.
Alors, le disque, vu de cette distance, offrait un aspect extrêmement bizarre. Les paysages se présentaient au regard dans des conditions très différentes de ceux de la Terre, mais très inférieures aussi.
La Lune n’ayant pas d’atmosphère, cette absence d’enveloppe gazeuse a des conséquences déjà démontrées. Point de crépuscule à sa surface, la nuit suivant le jour et le jour suivant la nuit, avec la brusquerie d’une lampe qui s’éteint ou s’allume au milieu d’une obscurité profonde. Pas de transition du froid au chaud, la température tombant en un instant du degré de l’eau bouillante au degré des froids de l’espace.
Une autre conséquence de cette absence d’air est celle-ci : c’est que les ténèbres absolues règnent là où ne parviennent pas les rayons du Soleil. Ce qui s’appelle lumière diffuse sur la Terre, cette matière lumineuse que l’air tient en suspension, qui crée les crépuscules et les aubes, qui produit les ombres, les pénombres et toute cette magie du clair-obscur, n’existe pas sur la Lune. De là une brutalité de contrastes qui n’admet que deux couleurs, le noir et le blanc. Qu’un Sélénite abrite ses yeux contre les rayons solaires, le ciel lui apparaît absolument noir, et les étoiles brillent à ses regards comme dans les nuits les plus sombres.
Que l’on juge de l’impression produite par cet étrange aspect sur Barbicane et sur ses deux amis. Leurs yeux étaient déroutés. Ils ne saisissaient plus la distance respective des divers plans. Un paysage lunaire que n’adoucit point le phénomène du clair-obscur, n’aurait pu être rendu par un paysagiste de la Terre. Des taches d’encre sur une page blanche, c’était tout.
Cet aspect ne se modifia pas, même quand le projectile, à la hauteur du quatre-vingtième degré, ne fut séparé de la Lune que par une distance de cent kilomètres. Pas même quand, à cinq heures du matin, il passa à moins de cinquante kilomètres de la montagne de Gioja, distance que les lunettes réduisaient à un demi-quart de lieue. Il semblait que la Lune pût être touchée avec la main. Il paraissait impossible que le boulet ne la heurtât pas avant peu, ne fût-ce qu’à son pôle nord, dont l’arête éclatante se dessinait violemment sur le fond noir du ciel. Michel Ardan voulait ouvrir un des hublots et se précipiter vers la surface lunaire. Une chute de douze lieues ! Il n’y regardait pas. Tentative inutile d’ailleurs, car si le projectile ne devait pas atteindre un point quelconque du satellite, Michel, emporté dans son mouvement, ne l’eût pas atteint plus que lui.
En ce moment, à six heures, le pôle lunaire apparaissait. Le disque n’offrait plus aux regards des voyageurs qu’une moitié violemment éclairée, tandis que l’autre disparaissait dans les ténèbres. Soudain, le projectile dépassa la ligne de démarcation entre la lumière intense et l’ombre absolue, et fut subitement plongé dans une nuit profonde.

(à suivre...)
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