Autour de la Lune (XVII-2)
Je ne dis pas non», répondit Michel Ardan. Quelques minutes après avoir dépassé Newton, le projectile dominait directement la montagne annulaire de Moret. Il longea dassez loin les sommets de Blancanus, et, vers sept heures et demie du soir, il atteignait le cirque de Clavius. Ce cirque, lun des plus remarquables du disque, est situé par 58° de latitude sud, et 15° de longitude est. Sa hauteur est estimée à sept mille quatre-vingt-onze mètres. Les voyageurs, distants de quatre cents kilomètres, réduits à quatre par les lunettes, purent admirer lensemble de ce vaste cratère. «Les volcans terrestres, dit Barbicane, ne sont que des taupinières, comparés aux volcans de la Lune. En mesurant les anciens cratères formés par les premières éruptions du Vésuve et de lEtna, on leur trouve à peine six mille mètres de largeur. En France, le cirque du Cantal compte dix kilomètres ; à Ceyland, le cirque de lîle, soixante-dix kilomètres, et il est considéré comme le plus vaste du globe. Que sont ces diamètres auprès de celui de Clavius que nous dominons en ce moment ? Quelle est donc sa largeur ? demanda Nicholl. Elle est de deux cent vingt-sept kilomètres, répondit Barbicane. Ce cirque, il est vrai, est le plus important de la Lune ; mais bien dautres mesurent deux cents, cent cinquante, cent kilomètres ! Ah ! mes amis, sécria Michel, vous figurez-vous ce que devait être ce paisible astre de la nuit, quand ces cratères, semplissant de tonnerres, vomissaient tous à la fois des torrents de laves, des grêles de pierres, des nuages de fumée et des nappes de flammes ! Quel spectacle prodigieux alors, et maintenant quelle déchéance ! Cette Lune nest plus que la maigre carcasse dun feu dartifice dont les pétards, les fusées, les serpenteaux, les soleils, après un éclat superbe, nont laissé que de tristes déchiquetures de carton. Qui pourrait dire la cause, la raison, la justification de ces cataclysmes ?» Barbicane nécoutait pas Michel Ardan. Il contemplait ces remparts de Clavius formés de larges montagnes sur plusieurs lieues dépaisseur. Au fond de limmense cavité se creusait une centaine de petits cratères éteints qui trouaient le sol comme une écumoire, et que dominait un pic de cinq mille mètres. Autour, la plaine avait un aspect désolé. Rien daride comme ces reliefs, rien de triste comme ces ruines de montagnes, et, si lon peut sexprimer ainsi, comme ces morceaux de pics et de monts qui jonchaient le sol ! Le satellite semblait avoir éclaté en cet endroit. Le projectile savançait toujours, et ce chaos ne se modifiait pas. Les cirques, les cratères, les montagnes éboulées, se succédaient incessamment. Plus de plaines, plus de mers. Une Suisse, une Norvège interminables. Enfin, au centre de cette région crevassée, à son point culminant, la plus splendide montagne du disque lunaire, léblouissant Tycho, auquel la postérité conservera toujours le nom de lillustre astronome du Danemark. En observant la Pleine-Lune, dans un ciel sans nuages, il nest personne qui nait remarqué ce point brillant de lhémisphère sud. Michel Ardan, pour le qualifier, employa toutes les métaphores que put lui fournir son imagination. Pour lui, ce Tycho, cétait un ardent foyer de lumière, un centre dirradiation, un cratère vomissant des rayons ! Cétait le moyeu dune roue étincelante, une astérie qui enserrait le disque de ses tentacules dargent, un oeil immense rempli de flammes, un nimbe taillé pour la tête de Pluton ! Cétait comme une étoile lancée par la main du Créateur, qui se serait écrasée contre la face lunaire ! Tycho forme une telle concentration lumineuse, que les habitants de la Terre peuvent lapercevoir sans lunette, quoiquils en soient à une distance de cent mille lieues. Que lon imagine alors quelle devait être son intensité aux yeux dobservateurs placés à cent cinquante lieues seulement ! A travers ce pur éther, son étincellement était tellement insoutenable, que Barbicane et ses amis durent noircir loculaire de leurs lorgnettes à la fumée du gaz, afin de pouvoir en supporter léclat. Puis, muets, émettant à peine quelques interjections admiratives, ils regardèrent, ils contemplèrent. Tous leurs sentiments, toutes leurs impressions se concentrèrent dans leur regard, comme la vie, qui, sous une émotion violente, se concentre tout entière au coeur. Tycho appartient au système des montagnes rayonnantes, comme Aristarque et Copernic. Mais de toutes la plus complète, la plus accentuée, elle témoigne irrécusablement de cette effroyable action volcanique à laquelle est due la formation de la Lune. Tycho est situé par 43° de latitude méridionale, et par 12° de longitude est. Son centre est occupé par un cratère large de quatre-vingt-sept kilomètres. Il affecte une forme un peu elliptique, et se renferme dans une enceinte de remparts annulaires, qui, à lest et à louest, dominent la plaine extérieure dune hauteur de cinq mille mètres. Cest une agrégation de monts Blancs, disposés autour dun centre commun, et couronnés dune chevelure rayonnante. Ce quest cette montagne incomparable, lensemble des reliefs qui convergent vers elle, les extumescences intérieures de son cratère, jamais la photographie elle-même na pu les rendre. En effet, cest en Pleine-Lune que Tycho se montre dans toute sa splendeur. Or, les ombres manquent alors, les raccourcis de la perspective ont disparu, et lés épreuves viennent blanches. Circonstance fâcheuse, car cette étrange région eût été curieuse à reproduire avec lexactitude photographique. Ce nest quune agglomération de trous, de cratères, de cirques, un croisement vertigineux de crêtes ; puis, à perte de vue, tout un réseau volcanique jeté sur ce sol pustuleux. On comprend alors que ces bouillonnements de léruption centrale aient gardé leur forme première. Cristallisés par le refroidissement, ils ont stéréotypé cet aspect que présenta jadis la Lune sous linfluence des forces plutoniennes. La distance qui séparait les voyageurs des cimes annulaires de Tycho nétait pas tellement considérable quils ne pussent en relever les principaux détails. Sur le remblai même qui forme la circonvallation de Tycho, les montagnes, saccrochant sur les flancs des talus intérieurs et extérieurs, sétageaient comme de gigantesques terrasses. Elles paraissaient plus élevées de trois à quatre cents pieds à louest quà lest. Aucun système de castramétation terrestre nétait comparable à cette fortification naturelle. Une ville, bâtie au fond de la cavité circulaire, eût été absolument inaccessible. Inaccessible et merveilleusement étendue sur ce sol accidenté de ressauts pittoresques ! La nature, en effet, navait pas laissé plat et vide le fond de ce cratère. Il possédait son orographie spéciale, un système montagneux qui en faisait comme un monde à part. Les voyageurs distinguèrent nettement des cônes, des collines centrales, de remarquables mouvements de terrain, naturellement disposés pour recevoir les chefs-doeuvre de larchitecture sélénite. Là se dessinait la place dun temple, ici lemplacement dun forum, en cet endroit, les soubassements dun palais, en cet autre, le plateau dune citadelle. Le tout dominé par une montagne centrale de quinze cents pieds. Vaste circuit, où la Rome antique eût tenu dix fois tout entière ! «Ah ! sécria Michel Ardan, enthousiasmé à cette vue, quelle ville grandiose on construirait dans cet anneau de montagnes ! Cité tranquille, refuge paisible, placé en dehors de toutes les misères humaines ! Comme ils vivraient là, calmes et isolés, tous ces misanthropes, tous ces haïsseurs de lhumanité, tous ceux qui ont le dégoût de la vie sociale ! Tous ! Ce serait trop petit pour eux !» répondit simplement Barbicane. (à suivre...) |