Autour de la Lune (XIX-2)

Publié le par jeanphi


Essentiellement, répondit Michel.
—Attendez alors. Par une influence inexplicable, le projectile tend à ramener son culot vers la Terre. Il est probable qu’au point d’égale attraction, son chapeau conique se dirigera rigoureusement vers la Lune. A ce moment, on peut espérer que sa vitesse sera nulle. Ce sera l’instant d’agir, et sous l’effort de nos fusées, peut-être pourrons-nous provoquer une chute directe à la surface du disque lunaire.
—Bravo ! fit Michel.
—Ce que nous n’avons pas fait, ce que nous ne pouvions faire à notre premier passage au point mort, parce que le projectile était encore animé d’une vitesse trop considérable.
—Bien raisonné, dit Nicholl.
—Attendons patiemment, reprit Barbicane. Mettons toutes les chances de notre côté, et après avoir tant désespéré, je me reprends à croire que nous atteindrons notre but !»
Cette conclusion provoqua les hip et les hurrah de Michel Ardan. Et pas un de ces fous audacieux ne se souvenait de cette question qu’ils avaient eux-mêmes résolue négativement : Non ! la Lune n’est pas habitée. Non ! la Lune n’est probablement pas habitable ! Et cependant, ils allaient tout tenter pour l’atteindre !
Une seule question restait à résoudre : A quel moment précis le projectile aurait-il atteint ce point d’égale attraction où les voyageurs joueraient leur va-tout ?
Pour calculer ce moment à quelques secondes près, Barbicane n’avait qu’à se reporter à ses notes de voyage et à relever les différentes hauteurs prises sur les parallèles lunaires. Ainsi, le temps employé à parcourir la distance située entre le point mort et le pôle sud devait être égal à la distance qui séparait le pôle nord du point mort. Les heures représentant les temps parcourus étaient soigneusement notées, et le calcul devenait facile.
Barbicane trouva que ce point serait atteint par le projectile à une heure du matin dans la nuit du 7 au 8 décembre. Or, il était en ce moment trois heures du matin, de la nuit du 6 au 7 décembre. Donc, si rien ne troublait sa marche, le projectile atteindrait le point voulu dans vingt-deux heures.
Les fusées avaient été primitivement disposées pour ralentir la chute du boulet sur la Lune, et maintenant les audacieux allaient les employer à provoquer un effet absolument contraire. Quoi qu’il en soit, elles étaient prêtes, et il n’y avait plus qu’à attendre le moment d’y mettre le feu.
«Puisqu’il n’y a rien à faire, dit Nicholl, je fais une proposition.
—Laquelle ? demanda Barbicane.
—Je propose de dormir.
—Par exemple ! s’écria Michel Ardan.
—Voilà quarante heures que nous n’avons fermé les yeux, dit Nicholl. Quelques heures de sommeil nous rendront toutes nos forces.
—Jamais, répliqua Michel.
—Bon, reprit Nicholl, que chacun agisse à sa guise ! Moi je dors !»
Et s’étendant sur un divan, Nicholl ne tarda pas à ronfler comme un boulet de quarante-huit.
«Ce Nicholl est plein de sens, dit bientôt Barbicane. Je vais l’imiter.»
Quelques instants après, il soutenait de sa basse continue le baryton du capitaine.
«Décidément, dit Michel Ardan, quand il se vit seul, ces gens pratiques ont quelquefois des idées opportunes.»
Et, ses longues jambes allongées, ses grands bras repliés sous sa tête, Michel s’endormit à son tour.
Mais ce sommeil ne pouvait être ni durable, ni paisible. Trop de préoccupations roulaient dans l’esprit de ces trois hommes, et quelques heures après, vers sept heures du matin, tous trois étaient sur pied au même instant.
Le projectile s’éloignait toujours de la Lune, inclinant de plus en plus vers elle sa partie conique. Phénomène inexplicable jusqu’ici, mais qui servait heureusement les desseins de Barbicane.
Encore dix-sept heures, et le moment d’agir serait venu.
Cette journée parut longue. Quelque audacieux qu’ils fussent, les voyageurs se sentaient vivement impressionnés à l’approche de cet instant qui devait tout décider, ou leur chute vers la Lune, ou leur éternel enchaînement dans un orbe immutable. Ils comptèrent donc les heures, trop lentes à leur gré, Barbicane et Nicholl obstinément plongés dans leurs calculs, Michel allant et venant entre ces parois étroites, et contemplant d’un oeil avide cette Lune impassible.
Parfois, des souvenirs de la Terre traversaient rapidement leur esprit. Ils revoyaient leurs amis du Gun-Club, et le plus cher de tous, J.-T. Maston. En ce moment, l’honorable secrétaire devait occuper son poste dans les montagnes Rocheuses. S’il apercevait le projectile sur le miroir de son gigantesque télescope, que penserait-il ? Après l’avoir vu disparaître derrière le pôle sud de la Lune, il le voyait réapparaître par le pôle nord ! C’était donc le satellite d’un satellite ! J.-T. Maston avait-il lancé dans le monde cette nouvelle inattendue ? Etait-ce donc là le dénouement de cette grande entreprise ?...
Cependant, la journée se passa sans incident. Le minuit terrestre arriva. Le 8 décembre allait commencer. Une heure encore, et le point d’égale attraction serait atteint. Quelle vitesse animait alors le projectile ? On ne savait l’estimer. Mais aucune erreur ne pouvait entacher les calculs de Barbicane. A une heure du matin, cette vitesse devait être et serait nulle.
Un autre phénomène devait, d’ailleurs, marquer le point du projectile sur la ligne neutre. En cet endroit les deux attractions terrestres et lunaires seraient annulées. Les objets ne «pèseraient» plus. Ce fait singulier, qui avait si curieusement surpris Barbicane et ses compagnons à l’aller, devait se reproduire au retour dans des conditions identiques. C’est à ce moment précis qu’il faudrait agir.
Déjà le chapeau conique du projectile était sensiblement tourné vers le disque lunaire. Le boulet se présentait de manière à utiliser tout le recul produit par la poussée des appareils fusants. Les chances se prononçaient donc pour les voyageurs. Si la vitesse du projectile était absolument annulée sur ce point mort, un mouvement déterminé vers la Lune suffirait, si léger qu’il fût, pour déterminer sa chute.
«Une heure moins cinq minutes, dit Nicholl.
—Tout est prêt, répondit Michel Ardan en dirigeant une mèche préparée vers la flamme du gaz.
—Attends», dit Barbicane, tenant son chronomètre à la main.
En ce moment, la pesanteur ne produisait plus aucun effet. Les voyageurs sentaient en eux-mêmes cette complète disparition. Ils étaient bien près du point neutre, s’ils n’y touchaient pas !...
«Une heure !» dit Barbicane.
Michel Ardan approcha la mèche enflammée d’un artifice qui mettait les fusées en communication instantanée. Aucune détonation ne se fit entendre à l’intérieur où l’air manquait. Mais, par les hublots, Barbicane aperçut un fusement prolongé dont la déflagration s’éteignit aussitôt.
Le projectile éprouva une certaine secousse qui fut très sensiblement ressentie à l’intérieur.
Les trois amis regardaient, écoutaient sans parler, respirant à peine. On aurait entendu battre leur coeur au milieu de ce silence absolu.
«Tombons-nous ? demanda enfin Michel Ardan.
—Non, répondit Nicholl, puisque le culot du projectile ne se retourne pas vers le disque lunaire !»
En ce moment, Barbicane, quittant la vitre des hublots, se retourna vers ses deux compagnons. Il était affreusement pâle, le front plissé, les lèvres contractées.
«Nous tombons ! dit-il.
—Ah ! s’écria Michel Ardan, vers la Lune ?
—Vers la Terre ! répondit Barbicane.
—Diable !» s’écria Michel Ardan, et il ajouta philosophiquement : «Bon ! en entrant dans ce boulet, nous nous doutions bien qu’il ne serait pas facile d’en sortir !»
En effet, cette chute épouvantable commençait. La vitesse conservée par le projectile l’avait porté au-delà du point mort. L’explosion des fusées n’avait pu l’enrayer. Cette vitesse, qui à l’aller avait entraîné le projectile en dehors de la ligne neutre, l’entraînait encore au retour. La physique voulait que, dans son orbe elliptique, il repassât par tous les points par lesquels il avait déjà passé.
C’était une chute terrible, d’une hauteur de soixante-dix-huit mille lieues, et qu’aucun ressort ne pourrait amoindrir. D’après les lois de la balistique, le projectile devait frapper la Terre avec une vitesse égale à celle qui l’animait au sortir de la Columbiad, une vitesse de «seize mille mètres dans la dernière seconde» !
Et, pour donner un chiffre de comparaison, on a calculé qu’un objet lancé du haut des tours de Notre-Dame, dont l’altitude n’est que de deux cents pieds, arrive au pavé avec une vitesse de cent vingt lieues à l’heure. Ici, le projectile devait frapper la Terre avec une vitesse de cinquante-sept mille six cents lieues à l’heure.
«Nous sommes perdus, dit froidement Nicholl.
—Eh bien, si nous mourons, répondit Barbicane avec une sorte d’enthousiasme religieux, le résultat de notre voyage sera magnifiquement élargi ! C’est son secret lui-même que Dieu nous dira ! Dans l’autre vie, l’âme n’aura besoin, pour savoir, ni de machines ni d’engins ! Elle s’identifiera avec l’éternelle sagesse !
—Au fait, répliqua Michel Ardan, l’autre monde tout entier peut bien nous consoler de cet astre infime qui s’appelle la Lune !
Barbicane croisa ses bras sur sa poitrine par un mouvement de sublime résignation.
«A la volonté du Ciel !» dit-il

(à suivre...)
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