Robur le Conquérant : chapitre V (1)

Publié le par jeanphi

D ANS LEQUEL UNE SUSPENSION D'HOSTILITES EST CONSENTIE ENTRE LE PRESIDENT ET LE SECRETAIRE DU WELDON-INSTITUTE.


Un bandeau sur les yeux, un bâillon dans la bouche, une corde aux poignets, une corde aux pieds, donc impossible de voir, de parler, de se déplacer. Cela n'était pas fait pour rendre plus acceptable la situation de Uncle Prudent, de Phil Evans et du valet Frycollin. En outre, ne point savoir quels sont les auteurs d'un pareil rapt, en quel endroit on a été jeté comme de simples colis dans un wagon de bagages, ignorer où l'on est, à quel sort on est réservé, il y avait là de quoi exaspérer les plus patients dé l'espèce ovine, et l'on sait que les membres du Weldon-Institute ne sont pas précisément des moutons pour la patience. Etant donné sa violence de caractère, on imagine aisément dans quel état Uncle Prudent devait être.
En tout cas, Phil Evans et lui devaient penser qu'il leur serait difficile de prendre place, le lendemain soir, au bureau du club.
Quant à Frycollin, yeux fermés, bouche close, il lui était impossible de songer à quoi que ce fût. Il était plus mort que vif.
Pendant une heure, la situation des prisonniers ne se modifia pas. Personne ne vint les visiter ni leur rendre la liberté de mouvement et de parole, dont ils auraient eu si grand besoin. Ils étaient réduits à des soupirs étouffés, à des “heins !” poussés à travers leurs bâillons, à des soubresauts de carpes qui se pâment hors de leur bassin natal. Ce que cela indiquait de colère muette, de fureur rentrée ou plutôt ficelée, on le comprend de reste. Puis, après ces infructueux efforts, ils demeurèrent quelque temps inertes. Et alors, puisque le sens de la vue leur manquait, ils s'essayèrent à tirer, par le sens de l'ouïe, quelque indice de ce qu'était cet inquiétant état de choses. Mais en vain cherchaient-ils à surprendre d'autre bruit que l'interminable et inexplicable frrrr qui semblait les envelopper d'une atmosphère frissonnante.
Cependant, il arriva ceci : c'est que Phil Evans, procédant avec calme, parvint à relâcher la corde qui lui liait les poignets. Puis, peu à peu, le noeud se desserra, ses doigts glissèrent les uns sur les autres, ses mains reprirent leur aisance habituelle.
Un vigoureux frottement rétablit la circulation, gênée par le ligotement. Un instant après, Phil Evans avait enlevé le bandeau qui lui couvrait les yeux, arraché le bâillon de sa bouche, coupé les cordes avec la fine lame de son “bowie-knife”. Un Américain qui n'aurait pas toujours son bowie-knife en poche ne serait plus un Américain.
Du reste, si Phil Evans y gagna de pouvoir remuer et parler, ce fut tout. Ses yeux ne trouvèrent pas à s'exercer utilement, – en ce moment, du moins. Obscurité complète dans cette cellule. Toutefois, un peu de clarté filtrait à travers une sorte de meurtrière, percée dans la paroi à six ou sept pieds de hauteur.
On le pense bien, quoi qu'il en eût, Phil Evans n'hésita pas un instant à délivrer son rival. Quelques coups de bowie-knife suffirent à trancher les noeuds qui le serraient aux pieds et aux mains. Aussitôt Uncle Prudent, à demi enragé, de se redresser sur les genoux, d'arracher bandeau et bâillon; puis, d'une voix étranglée :
“Merci ! dit-il.
– Non !... Pas de remerciements, répondit l'autre.
– Phil Evans ?
– Uncle Prudent ?...
– Ici, plus de président ni de secrétaire du WeldonInstitute, plus d'adversaires !
– Vous avez raison, répondit Phil Evans. Il n'y a plus que deux hommes qui ont à se venger d'un troisième, dont l'attentat exige de sévères représailles. Et ce troisième...
– C'est Robur  !...
– C'est Robur !”
Voilà donc un point sur lequel les deux ex-concurrents furent absolument d'accord. A ce sujet, aucune dispute à craindre.
“Et votre valet ? fit observer Phil Evans, montrant Frycollin qui soufflait comme un phoque, il faut le déficeler.
– Pas encore, répondit Uncle Prudent. Il nous assommerait de ses jérémiades, et nous avons autre chose à faire qu'à récriminer.
– Quoi donc, Uncle Prudent ?
– A nous sauver, si c'est possible.
– Et même si c'est impossible.
– Vous avez raison, Phil Evans, même si c'est impossible !”
Quant à douter un instant que cet enlèvement dût être attribué à cet étrange Robur, cela ne pouvait venir à la pensée du président et de son collègue. En effet, de simples et honnêtes voleurs, après leur avoir dérobé montres, bijoux, portefeuilles, porte-monnaie, les auraient jetés au fond de la Schuylkill-river, avec un bon coup de couteau dans la gorge, au lieu de les enfermer au fond de... De quoi ? – Grave question, en vérité, qu'il convenait d'élucider, avant de commencer les préparatifs d'une évasion avec quelques chances de succès.
“Phil Evans, reprit Uncle Prudent, après notre sortie de cette séance, au lieu d'échanger des aménités sur lesquelles il n'y a pas lieu de revenir, nous aurions mieux fait d'être moins distraits. Si nous étions restés dans les rues de Philadelphie, rien de tout cela ne serait arrivé. Evidemment, ce Robur s'était douté de ce qui allait se passer au club; il prévoyait les colères que son attitude provocante devait soulever, il avait placé à la porte quelques-uns de ses bandits pour lui prêter main-forte. quand nous avons quitté la rue Walnut, ces sbires nous ont épiés, suivis, et, lorsqu'ils nous ont vus imprudemment engagés dans les avenues de Fairmont-Park, ils ont eu la partie belle.
– D'accord, répondit Phil Evans. Oui ! nous avons eu grand tort de ne pas regagner directement notre domicile.
– On a toujours tort de ne pas avoir raison ", répondit Uncle Prudent.
En ce moment, un long soupir s'échappa du coin le plus obscur de la cellule.
Qu'est-ce cela ? demanda Phil Evans.
– Rien !... Frycollin qui rêve.
Et Uncle Prudent reprit :
“Entre le moment où nous avons été saisis, à quelques pas de la clairière, et le moment où on nous a jetés dans ce réduit, il ne s'est pas écoulé plus de deux minutes. Il est donc évident que ces gens ne nous ont pas entraînés au-delà de Fairmont-Park.
– Et s'ils l'avaient fait, nous aurions bien senti un mouvement de translation.
– D'accord, répondit Uncle Prudent. Donc il n'est pas douteux que nous soyons enfermés dans le compartiment d'un véhicule, – peut-être un de ces longs chariots des Prairies, ou quelque voiture de saltimbanques...
– Evidemment ! Si c'était un bateau amarré aux rives de la Schuylkill-river, cela se reconnaîtrait à certains balancements que le courant lui imprimerait d'un bord à l'autre.
– D'accord, toujours d'accord, répéta Uncle Prudent, et je pense que, puisque nous sommes encore dans la clairière, c'est le moment ou jamais de fuir, quitte à retrouver plus tard ce Robur...
– Et à lui faire payer cher cette atteinte à la liberté de deux citoyens des Etats-Unis d'Amérique !
– Cher... très cher !
– Mais quel est cet homme ?... D'où vient-il ?... Est-ce un Anglais, un Allemand, un Français... ?
– C'est un misérable, cela suffit, répondit Uncle Prudent. – Maintenant, à l'oeuvre !”
Tous deux, les mains tendues, les doigts Ouverts, palpèrent alors les parois du compartiment pour y trouver un joint ou une fissure. Rien. Rien, non plus, à la porte. Elle était hermétiquement fermée, et il eût été impossible de faire sauter la serrure. Il fallait donc pratiquer un trou et s'échapper par ce trou. Restait la question de savoir si les bowie-knifes pourraient entamer les parois, si leurs lames ne s'émousseraient pas ou ne se briseraient pas dans ce travail.
“Mais d'où vient ce frémissement qui ne cesse pas ? demanda Phil Evans, très surpris de ce frrrr continu.
– Le vent, sans doute, répondit Uncle Prudent.
– Le vent  ?... Jusqu'à minuit, il me semble que la soirée a été absolument calme...
– Evidemment, Phil Evans. Si ce n'était pas le vent, que voudriez-vous que ce fût ?”
Phil Evans, après avoir dégagé la meilleure lame de son couteau, essaya d'entamer les parois près de la porte. Peut-être suffirait-il de faire un trou pour l'ouvrir par l'extérieur, Si elle n'était maintenue que par un verrou, ou si la clef avait été laissée dans la serrure.

(à suivre...)
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