Robur le Conquérant : chapitre XVIII (2)

Publié le par jeanphi

Vers onze heures vingt, un coup de canon annonça la fin des derniers préparatifs.
Le Go a head n'attendait plus qu'un signal pour partir. Un second coup de canon retentit à onze heures vingt-cinq.
Le Go a head, maintenu par ses cordes de filet, s'éleva d'une quinzaine de mètres au-dessus de la clairière. De cette façon la plate-forme dominait cette foule si profondément émue. Uncle Prudent et Phil Evans, debout à l'avant, mirent alors la main gauche sur leur poitrine, – ce qui signifiait qu'ils étaient de coeur avec toute l'assistance. Puis, ils tendirent la main droite vers le zénith, – ce qui signifiait que le plus grand des ballons connus jusqu'à ce jour allait enfin prendre possession du domaine supra-terrestre.
Cent mille mains se portèrent alors sur cent mille poitrines, et cent mille autres se dressèrent vers le ciel.
Un troisième coup de canon éclata à onze heures trente.
“Lâchez tout !” cria Uncle Prudent, qui lança la formule sacramentelle.
Et le Go a head s'éleva “majestueusement”, – adverbe consacré par l'usage dans les descriptions aérostatiques.
En vérité, c'était un spectacle superbe ! On eût dit d'un vaisseau qui vient de quitter son chantier de construction. Et n'était-ce pas un vaisseau, lancé sur la mer aérienne ?
Le Go a head monta suivant une rigoureuse verticale – preuve du calme absolu de l'atmosphère –, et il s'arrêta à une altitude de deux cent cinquante mètres.
Là, commencèrent les manoeuvres en déplacement horizontal. Le Go a head, poussé par ses deux hélices, alla au-devant du soleil avec une vitesse d'une dizaine de mètres à la seconde. C'est la vitesse de la baleine franche au milieu des couches liquides. Et il ne messied pas de le comparer à cette géante des mers boréales, puisqu'il avait aussi la forme de cet énorme cétacé.
Une nouvelle salve de hurrahs monta vers les habiles aéronautes.
Puis, sous l'action de son gouvernail, le Go a head se livra à toutes les évolutions circulaires, obliques, rectilignes, que lui imprimait la main du timonier. Il tourna dans un cercle restreint, il marcha en avant, en arrière, de façon à convaincre les plus réfractaires à la direction des ballons, – s'il y en avait eu !... S'il yen avait eu, on les aurait écharpés.
Mais pourquoi le vent manquait-il à cette magnifique expérience ? Ce fut regrettable. On aurait vu, sans doute, le Go a head exécuter, sans une hésitation, tous les mouvements, soit en déviant par l'oblique comme un navire à voiles qui marche au plus près, soit en remontant les courants de l'air comme un navire à vapeur.
En ce moment, l'aérostat se releva dans l'espace de quelques centaines de mètres.
On comprit la manoeuvre. Uncle Prudent et ses compagnons allaient tenter de trouver un courant quelconque dans de plus hautes zones, afin de compléter l'épreuve. Du reste, un système de ballonneaux intérieurs analogues à la vessie natatoire des poissons et dans lesquels on pouvait introduire une certaine quantité d'air, au moyen de pompes, lui permettait de se déplacer verticalement. Sans jamais jeter de lest pour monter ni perdre de gaz pour descendre, il était en mesure de s'élever ou de s'abaisser dans l'atmosphère, au gré de l'aéronaute. Toutefois, il avait été muni d'une soupape à son hémisphère supérieur, pour le cas où il eût été obligé à quelque rapide descente. C'était, en somme, l'application de systèmes déjà connus, mais poussés à un extrême degré de perfection.
Le Go a head s'élevait donc en suivant une ligne verticale. Ses énormes dimensions diminuaient graduellement aux regards, comme par un effet d'optique. Ce n'est pas ce qu'il y a de moins curieux pour les spectateurs, dont les vertèbres du cou se brisent à regarder en l'air. L'énorme baleine devenait peu à peu un marsouin, en attendant qu'elle fût réduite à l'état de simple goujon.
Le mouvement ascensionnel ne cessant pas, le Go a head atteignit une altitude de quatre mille mètres. Mais, dans ce ciel si pur, sans une traînée de brume, il resta constamment visible.
Cependant, il se maintenait toujours au-dessus de la clairière, comme s'il eût été attaché par des fils divergents. Une immense cloche eût emprisonné l'atmosphère qu'elle n'aurait pas été plus immobilisée. Pas un souffle de vent ni à cette hauteur ni à aucune autre. L'aérostat évoluait sans rencontrer aucune résistance, très rapetissé par l'éloignement, comme si on l'eût regardé par le petit bout d'une lorgnette.
Tout à coup, un cri s'éleva de la foule, un cri suivi de cent mille autres. Tous les bras se tendirent vers un point de l'horizon. Ce point, c'était le nord-ouest.
Là, dans le profond azur, est apparu un corps mobile qui s'approche et grandit. Est-ce un oiseau battant des ailes les hautes couches de l'espace ? Est-ce un bolide dont la trajectoire coupe obliquement l'atmosphère ? En tout cas, il est doué d'une vitesse excessive, et il ne peut tarder à passer au-dessus de la foule.
Un soupçon, qui se communique électriquement à tous les cerveaux, court sur toute la clairière.
Mais il semble que le Go a head a vu cet étrange objet. Assurément, il a senti qu'un danger le menace, car sa vitesse est augmentée, et il a pris chasse vers l'est.
Oui ! la foule a compris ! Un nom, jeté par un des membres du Weldon-Institute, a été répété par cent mille bouches :
“L'Albatros I... L'Albatros  !...”
C'est l'Albatros, en effet ! C'est Robur qui reparaît dans les hauteurs du ciel ! C'est lui qui, semblable à un gigantesque oiseau de proie, va fondre sur le Go a head ! Et pourtant, neuf mois avant, l'aéronef, brisé par l'explosion, ses hélices rompues, sa plate-forme coupée en deux, a été anéanti. Sans le sang-froid prodigieux de l'ingénieur, qui modifia le sens giratoire du propulseur de l'avant et le changea en une hélice suspensive, tout le personnel de l'Albatros eût été asphyxié par la rapidité même de la chute. Mais, s'ils avaient pu échapper à l'asphyxie, comment lui et les siens ne s'étaient-ils pas noyés dans les eaux du Pacifique ?
C'est que les débris de sa plate-forme, les ailes des propulseurs, les cloisons des roufles, tout ce qui restait de l'Albatros, constituait une épave. Si l'oiseau blessé était tombé dans les flots, ses ailes le soutinrent encore sur les lames. Pendant quelques heures, Robur et ses hommes restèrent d'abord sur cette épave, puis, dans le canot de caoutchouc qu'ils avaient retrouvé à la surface de l'Océan.
La Providence, pour ceux qui croient à l'intervention divine dans les choses humaines – le hasard, pour ceux qui ont la faiblesse de ne pas croire à la Providence – vint au secours des naufragés.
Un navire les aperçut, quelques heures après le lever du soleil. Ce navire mit une embarcation à la mer. Il recueillit non seulement Robur et ses compagnons, mais aussi les débris flottants de l'aéronef. L'ingénieur se contenta de dire que son bâtiment avait péri dans une collision, et son incognito fut respecté.
Ce navire était un trois-mâts anglais, le Two Friends, de Liverpool. Il se dirigeait vers Melbourne, où il arriva quelques jours après.
On était en Australie, mais encore loin de l'île X, à laquelle il fallait revenir au plus tôt.
Dans les débris du roufle de l'arrière, l'ingénieur avait pu retrouver une somme assez considérable, qui lui permit de subvenir à tous les besoins de ses compagnons, sans rien demander à personne. Peu de temps après son arrivée à Melbourne, il fit l'acquisition d'une petite goélette d'une centaine de tonneaux, et ce fut ainsi que Robur, qui se connaissait en marine, regagna l'île X.
Et alors il n'eut plus qu'une idée fixe, une obsession se venger. Mais, pour se venger, il fallait refaire un second Albatros.

(à suivre...)
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