Robur le Conquérant : chapitre XV (3)

Publié le par jeanphi

Nuit sombre et sans lune. De gros nuages rendaient l'obscurité plus profonde. On sentait déjà qu'une légère brise tendait à s'établir. Quelques souffles venaient du sud-ouest; mais ils ne déplaçaient pas l'Albatros, qui demeurait immobile sur son ancre, dont le câble, tendu verticalement, le retenait au sol.
Uncle Prudent et son collègue, enfermés dans leur cabine, n'échangeaient que peu de mots, écoutant le frémissement des hélices suspensives qui couvraient tous les autres bruits du bord. Ils attendaient que le moment fût venu d'agir.
Un peu avant minuit :
“Il est temps !” dit Uncle Prudent.
Sous les couchettes de la cabine, il y avait un coffre qui formait tiroir. Ce fut dans ce coffre que Uncle Prudent déposa la cartouche de dynamite, munie de sa mèche. De cette façon, la mèche pourrait brûler sans se trahir par son odeur ou son crépitement. Uncle Prudent l'alluma à son extrémité. Puis, repoussant le coffre sous la couchette
Maintenant, à l'arrière, dit-il, et attendons !
Tous deux sortirent et furent d'abord étonnés de ne pas voir le timonier à son poste habituel.
Phil Evans se pencha alors en dehors de la plate-forme.
“L'A1batros est toujours à la même place ! dit-il à voix basse. Les travaux n'ont pas été terminés  !... Il n'aura pu partir !”
Uncle Prudent eut un geste de désappointement.
“Il faut éteindre la mèche, dit-il.
– Non  !... Il faut nous sauver ! répondit Phil Evans. Nous sauver ?
– Oui !... Par le câble de l'ancre, puisqu'il fait nuit !... Cent cinquante pieds à descendre, ce n'est rien !
– Rien, en effet, Phil Evans, et nous serions fous de ne pas profiter de cette chance inattendue !”
Mais, auparavant, ils rentrèrent dans leur cabine et prirent sur eux tout ce qu'ils pouvaient emporter en prévision d'un séjour plus ou moins prolongé sur l'île Chatam. Puis, la porte refermée, ils s'avancèrent sans bruit vers l'avant.
Leur intention était de réveiller Frycollin et de l'obliger à prendre la fuite avec eux.
L'obscurité était profonde. Les nuages commençaient à chasser du sud-ouest. Déjà l'aéronef tanguait quelque peu sur son ancre, en s'écartant légèrement de la verticale par rapport au câble de retenue. La descente devait donc offrir un peu plus de difficultés. Mais ce n'était pas pour arrêter des hommes qui, tout d'abord, n'avaient pas hésité à jouer leur vie.
Tous deux se glissèrent sur la plate-forme, s'arrêtant parfois à l'abri des roufles pour écouter si quelque bruit se produisait. Silence absolu partout. Aucune lumière à travers les hublots. Ce n'était pas seulement le silence, c'était le sommeil dans lequel était plongé l'aéronef.
Cependant Uncle Prudent et son compagnon s'approchaient de la cabine de Frycollin, lorsque Phil Evans s'arrêta :
“L'homme de garde !” dit-il.
Un homme, en effet, était couché près du roufle. S'il dormait, c'était à peine. Toute fuite devenait impossible au cas où il eût donné l'alarme.
En cet endroit, il y avait quelques cordes, des morceaux de toile et d'étoupe, dont on s'était servi p9ur la réparation de l'hélice.
Un instant après, l'homme fut bâillonné, encapuchonné, attaché à un des montants de la rambarde, dans l'impossibilité de pousser un cri ou de faire un mouvement.
Tout cela s'était passé presque sans bruit.
Uncle Prudent et Phil Evans écoutèrent... Le silence ne fut aucunement troublé à l'intérieur des roufles. Tous dormaient à bord.
Les deux fugitifs – ne peut-on déjà leur donner ce nom ? – arrivèrent devant la cabine occupée par Frycollin. François Tapage faisait entendre un ronflement digne de son nom, ce qui était rassurant.
A sa grande surprise, Uncle Prudent n'eut point à pousser la porte de Frycollin. Elle était ouverte. Il s'introduisit à demi dans la cabine; puis, se retirant :
“Personne ! dit-il.
– Personne  ! ... Où peut-il être ?” murmura Phil Evans.
Tous deux rampèrent jusqu'à l'avant, pensant que Frycollin dormait peut-être dans quelque coin...
Personne encore.
“Est-ce que le coquin nous aurait devancés  ?... dit Uncle Prudent.
– Qu'il l'ait fait ou non, répondit Phil Evans, nous ne pouvons attendre plus longtemps ! Partons  !”
Sans hésiter, l'un après l'autre, les fugitifs saisirent le câble des deux mains, s'y assujettirent des deux pieds; puis, se laissant glisser, ils arrivèrent à terre sains et saufs.
Quelle jouissance ce fut pour eux de fouler ce sol qui leur manquait depuis si longtemps, de marcher sur un terrain solide, de ne plus être les jouets de l'atmosphère !
Ils se préparaient à gagner l'intérieur de l'île en remontant le rio, quand, soudain, une ombre se dressa devant eux.
C'était Frycollin.
Oui ! Le Nègre avait eu cette idée, qui était venue à son maître, et cette audace de le devancer, sans le prévenir.
Mais l'heure n'était pas aux récriminations, et Uncle Prudent se disposait à chercher un refuge en quelque partie éloignée de l'île, lorsque Phil Evans l'arrêta.
“Uncle Prudent, écoutez-moi, dit-il. Nous voilà hors des mains de ce Robur. Il est voué ainsi que ses compagnons à une mort épouvantable. Il la mérite, soit ! Mais, s'il jurait sur son honneur de ne pas chercher à nous reprendre...
– L'honneur d'un pareil homme...”
Uncle Prudent ne put achever. Un mouvement se produisait à bord de l'Albatros. Evidemment, l'alarme était donnée, l'évasion allait être découverte.
“A moi !... A moi !...” criait-on.
C'était l'homme de garde qui avait pu repousser son bâillon. Des pas précipités retentirent sur la plate-forme. Presque aussitôt les fanaux lancèrent leurs projections électriques sur un large secteur.
“Les voilà !... Les voilà !” cria Tom Turner.
Les fugitifs avaient été vus.
Au même instant, par suite d'un ordre que donna Robur à voix haute, les hélices suspensives furent ralenties et, par le câble halé à bord, l'Albatros commença à se rapprocher du sol.
En ce moment, la voix de Phil Evans se fit distinctement entendre :
“Ingénieur Robur, dit-il, vous engagez-vous sur l'honneur à nous laisser libres sur cette île  ?...
– Jamais !” s'écria Robur.
Et cette réponse fut suivie d'un coup de fusil, dont la balle effleura l'épaule de Phil Evans.
“Ah ! les gueux !” s'écria Uncle Prudent.
Et, son couteau à la main, il se précipita vers les roches entre lesquelles était incrustée l'ancre. L'aéronef n'était plus qu'à cinquante pieds du sol...
En quelques secondes, le câble fut coupé, et la brise, qui avait sensiblement fraîchi, prenant de biais l'Albatros, l'entraîna dans le nord-est, au-dessus de la mer.

(à suivre...)
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article