Robur le Conquérant : chapitre XVII (3)

Publié le par jeanphi

Certainement, on se fait à tout en ce monde. Il est dans la nature humaine de se blaser sur les douleurs qui s'éloignent. On oublie, parce qu'il est nécessaire d'oublier. Mais, cette fois, il faut le dire à son honneur, le public terrestre se retint sur cette pente. Non ! il ne devint point indifférent au sort de deux Blancs et d'un Noir, enlevés comme le prophète Elie, mais dont la Bible n'avait pas promis le retour sur la terre.
Et ceci fut plus sensible à Philadelphie qu'en tout autre lieu. Il s'y joignait, d'ailleurs, de certaines craintes personnelles. Par représailles, Robur avait arraché Uncle Prudent et Phil Evans à leur sol natal. Certes, il s'était bien vengé, quoique en dehors de tout droit. Mais cela suffirait-il à sa vengeance ? Ne voudrait-il pas l'exercer encore sur quelques-uns des collègues du président et du secrétaire du Weldon-Institute ? Et qui pouvait se dire à l'abri des atteintes de ce tout-puissant maître des régions aériennes ?
Or, voilà que, le 28 septembre, une nouvelle courut la ville. Uncle Prudent et Phil Evans auraient reparu, dans l'après-midi, au domicile particulier du président du Weldon-Institute.
Et le plus extraordinaire, c'est que la nouvelle était vraie, quoique les esprits sensés ne voulussent point y croire.
Cependant il fallut se rendre à l'évidence. C'étaient bien les deux disparus, en personne, non leur ombre... Frycollin lui-même était de retour.
Les membres du club, puis leurs amis, puis la foule, se portèrent devant la maison de Uncle Prudent. On acclama les deux collègues, on les fit passer de main en main au milieu des hurrahs et des hips !
Jem Cip était là, ayant abandonné son déjeuner --un rôti de laitues cuites – puis, William T. Forbes et ses deux filles, Miss Doit et Miss Mat. Et, en ce jour, Uncle Prudent aurait pu les épouser toutes deux s'il eût été Mormon; mais il ne l'était pas et n'avait aucune propension à le devenir. Il y avait aussi Truk Milnor, Bat T. Fyn, enfin tous les membres du club. On se demande encore aujourd'hui comment Uncle Prudent et Phil Evans purent sortir vivants des milliers de bras par lesquels ils durent passer en traversant toute la ville.
Le soir même, le Weldon-Institute devait tenir sa séance hebdomadaire. On comptait que les deux collègues prendraient place au bureau. Or, comme ils n'avaient encore rien dit de leurs aventures – peut-être ne leur avait-on pas laissé le temps de parler ? – on espérait aussi qu'ils raconteraient par le menu leurs impressions de voyage.
En effet, pour une raison ou pour une autre, tous deux étaient restés muets. Muet aussi le valet Frycollin, que ses congénères avaient failli écarteler dans leur délire.
Mais ce que les deux collègues n'avaient pas dit ou n'avaient pas voulu dire, le voici
Il n'y a point à revenir sur ce que l'on sait de la nuit du 27 au 28 juillet, l'audacieuse évasion du président et du secrétaire du Weldon-Institute, -leur impression Si vive quand ils foulèrent les roches de l'île Chatam, le coup de feu tiré sur Phil Evans, le câble tranché, et 1'Alba-tros, alors privé de ses propulseurs, entraîné au large par la brise du sud-ouest, tandis qu'il s'élevait à une grande hauteur. Ses fanaux allumés avaient permis de le suivre pendant quelque temps. Puis, il n'avait pas tardé à disparaître.
Les fugitifs n'avaient plus rien à craindre. Comment Robur aurait-il pu revenir sur l'île, puisque ses hélices devaient encore être hors d'état de fonctionner pendant trois ou quatre heures ?
D'ici là, l'Albatros, détruit par l'explosion, ne serait plus qu'une épave flottant sur la mer, et ceux qu'il portait, des cadavres déchirés que l'Océan ne pourrait pas même rendre.
L'acte de vengeance aurait été accompli dans toute son horreur.
Uncle Prudent et Phîl Evans, se considérant comme en état de légitime défense, n'avaient pas eu un remords.
Phil Evans n'était que légèrement blessé par la balle lancée de l'Albatros. Aussi tous trois s'occupèrent de remonter le littoral avec l'espoir de rencontrer quelques indigènes.
Cet espoir ne fut pas trompé. Une cinquantaine de naturels, vivant de la pêche, habitaient la côte occidentale de Chatam. Ils avaient vu l'aéronef descendre sur l'île. Ils firent aux fugitifs l'accueil que méritaient des êtres surnaturels. On les adora, ou peu s'en faut. On les logea dans la plus confortable des cases. Jamais Frycollin ne retrouverait une pareille occasion de passer
– pour le dieu des Noirs.
Ainsi qu'ils l'avaient prévu, Uncle Prudent et Phil Evans ne virent pas revenir l'aéronef. Ils devaient en conclure que la catastrophe avait dû se produire dans quelque haute zone de l'atmosphère. On n'entendrait plus jamais parler de l'ingénieur Robur ni de la prodigieuse machine que ses compagnons montaient avec lui.
Maintenant il fallait attendre une occasion de regagner l'Amérique. Or, l'île Chatam est peu fréquentée des navigateurs. Tout le mois d'août se passa ainsi, et les fugitifs pouvaient se demander s'ils n'avaient pas changé une prison pour une autre, dont Frycollin, toutefois, s'arrangeait mieux que de sa prison aérienne.
Enfin, le 3 septembre, un navire vint faire de l'eau à l'aiguade de l'île Chatam. On ne l'a pas oublié, au moment de l'enlèvement à Philadelphie, Uncle Prudent avait sur lui quelques milliers de dollars-papier – plus qu'il ne fallait pour regagner l'Amérique. Après avoir remercié leurs adorateurs qui ne leur épargnèrent pas les plus respectueuses démonstrations, Uncle Prudent, Phil Evans et Frycollin s'embarquèrent pour Aukland. Ils ne racontèrent rien de leur histoire, et, en deux jours, ils arrivèrent dans la capitale de la NouvelleZélande.
Là, un paquebot du Pacifique les prit comme passagers, et, le 20 septembre, après une traversée des plus heureuses, les survivants de l'Albatros débarquaient à San Francisco. Ils n'avaient point dit qui ils étaient ni d'où ils venaient; mais, comme ils avaient payé d'un bon prix leur transport, ce n est pas un capitaine américain qui leur en eût demandé davantage.
A San Francisco, Uncle Prudent, son collègue et le valet Frycollin prirent le premier train du grand chemin de fer du Pacifique. Le 27, ils arrivaient à Philadelphie.
Voilà le récit compendieux de ce qui s'était passé depuis l'évasion des fugitifs et leur départ de l'île Chatam. Voilà comment, le soir même, le président et le secrétaire purent prendre place au bureau du Weldon-Institute, au milieu d'une affluence extraordinaire.
Cependant, jamais ni l'un ni l'autre n'avaient été aussi calmes. Il ne semblait pas, à les voir, que rien d'anormal fût arrivé depuis la mémorable séance du 12 juin. Trois mois et demi qui ne paraissaient pas compter dans leur existence !
Après les premières salves de hurrahs que tous deux reçurent sans que leur visage reflétât la moindre émotion, Uncle Prudent se couvrit et prit la parole. -
Honorables citoyens, dit-il, la séance est ouverte.
Applaudissements frénétiques et bien légitimes ! Car,
s'il n'était pas extraordinaire que cette séance fût ouverte, il l'était du moins qu'elle le fût par Uncle Prudent, assisté de Phil Evans.
Le président laissa l'enthousiasme s'épuiser en clameurs et en battements de mains. Puis il reprit :
“A notre dernière séance, messieurs, la discussion avait été fort vive (Ecoutez, écoutez) entre les partisans de l'hélice avant et de l'hélice arrière pour notre ballon Go a headl (Marques de surprise). Or, nous avons trouvé moyen de ramener l'accord entre les avantistes et les arriéristes, et ce moyen, le voici c'est de mettre deux hélices, une à chaque bout de la nacelle !” (Silence de complète stupefaction.)
Et ce fut tout.
Oui, tout ! De l'enlèvement du président et du secrétaire du Weldon-Institute, pas un mot ! Pas un mot de l'Albatros ni de l'ingénieur Robur ! Pas un mot du voyage ! Pas un mot de la façon dont les prisonniers avaient pu s'échapper ! Pas un mot enfin de ce qu'était devenu l'aéronef, s'il courait encore à travers l'espace, si l'on pouvait craindre de nouvelles représailles contre les membres du club !
Certes, l'envie ne manquait pas à tous ces ballonistes d'interroger Uncle Prudent et Phil Evans; mais on les vit si sérieux, si boutonnés, qu'il parut convenable de respecter leur attitude. Quand ils jugeraient à propos de parler, ils parleraient, et l'on serait trop honoré de les entendre.
Après tout, il y avait peut-être dans ce mystère quelque secret qui ne pouvait encore être divulgué.
Et alors Uncle Prudent, reprenant la parole au milieu d'un silence jusqu'alors inconnu dans les séances du Weldon-Institute
“Messieurs, dit-il, il ne reste plus maintenant qu'à terminer l'aérostat le Go a head auquel il appartient de faire la conquête de l'air. – La séance est levée.”

(à suivre...)
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